Attentat de Moscou : mais pourquoi les renseignements Américains ont tenté d’alerter leurs rivaux russes ?

Après l’attaque terroriste qui a endeuillé Moscou, il apparait que les États-Unis avaient averti début mars la Russie d’un risque d’attentat au Crocus City Hall. Mais comment ces informations, malheureusement ignorées par le Kremlin, ont-elles transité entre deux pays pourtant adversaires dans la guerre en Ukraine ?

Vladimir Poutine, et le puissant service de sécurité intérieur russe, le FSB. Depuis l’attentat sanglant qui a meurtri Moscou le 22 mars, perpétré dans la salle de concert Crocus City Hall par de présumés terroristes de l’Etat Islamique du Khorasan, les autorités russes sont sur le grill. Pour cause : les yeux rivés vers l’Ukraine et les dissidents internes, le Kremlin n’a pas jugé bon de protéger sa population d’une éventuelle attaque terroriste, et les critiques font les gros yeux.

La position du leader russe, qui entend par-dessus tout dégager une image d’invincibilité, ne s’est pas améliorée lorsque les États-Unis ont révélé fin mars avoir communiqué au Kremlin leurs craintes d’une attaque en Russie. Selon de récentes informations du Washington Post, les renseignements américains avaient même cité le Crocus City Hall comme potentielle cible.

Le devoir d’alerte, mantra des Américains

Attendez, pause. Pourquoi les Américains, en très mauvais termes avec les Russes (c’est peu de le dire) depuis le début de la guerre en Ukraine, ont-ils communiqué des informations aussi essentielles à leur adversaire ? On les croyait fâchés et les lignes téléphoniques coupées. La réponse tient en trois mots : « devoir d’alerte », une ligne de conduite qui, si elle existe depuis des décennies selon Politico, a été exposée en 2015 dans un document connu sous le nom de directive 191 de la communauté du renseignement.

Elle établit une « approche cohérente et coordonnée de la manière dont la communauté du renseignement (IC) donnera l’alerte concernant les menaces d’homicide volontaire, de lésions corporelles graves et d’enlèvement qui pèsent sur des individus ou des groupes spécifiques ». En clair : les renseignements des États-Unis s’imposent le devoir moral d’alerter les pays qui courent un danger face à une attaque imminente. Une communication destinée à protéger la population locale, mais aussi les potentiels Américains sur place.

Ce devoir n’a pas cessé avec le début de la guerre en Ukraine, révèle Laurence Nardon, responsable du programme États-Unis de l’Institut français des relations internationales, à Slate. « En réalité, les agences de renseignements se parlent régulièrement par des canaux officiels, il y a des officiers de renseignement dans les ambassades, les responsables peuvent aussi utiliser une ligne sécurisée et se passer un coup de fil depuis leur bureau », et ce même si le dialogue est rompu au sommet de l’État, entre Joe Biden et Vladimir Poutine.

D’ailleurs, les renseignements ont déjà utilisé ce canal de communication en mars 2023, lorsque « le Secrétaire de la Défense américain Lloyd Austin a échangé avec son homologue russe Sergueï Choïgou après qu’un drone américain ait été descendu par la Russie au-dessus de la mer Noire », révèle Laurence Nardon. En 2017 et 2019, les renseignements américains avaient prévenu leurs homologues russes que l’État islamique préparait des attentats de Saint-Pétersbourg, et les agences russes avaient pu déjouer ces projets. « La Russie avait remercié les Américains, rappelle la spécialiste, mais on était alors sous la présidence de Donald Trump [qui entretenait avec Vladimir des échanges cordiaux, ndlr]. » Il existe des dérogations à la politique du « devoir d’alerte » nuance Politico. Par exemple, les États-Unis n’informent pas un État adversaire en cas d’attaque visant ses forces armées.

Le contexte ukrainien a desservi le « devoir d’alerte »

Revenons à l’attaque de Moscou le 22 mars, la plus meurtrière depuis 20 ans. Selon les informations des médias outre-Atlantique, les services de renseignement américains ont prévenu le 7 mars leurs homologues du SVR (services de renseignements extérieurs russes) de l’imminence d’une attaque. Ils ont également prévenu leurs ressortissants en Russie, leur demandant de quitter Moscou si possible, ou d’éviter toute sortie dans les prochaines 48h.

Selon le Washington Post, ils auraient même identifié la salle du Crocus City Hall parmi les cibles potentielles. Ce faisant, les États-Unis prenaient de grands risques de révéler aux renseignements russes comment ils avaient obtenu ces informations, et pouvaient mettre leurs sources en péril. Dans un contexte de rivalité avec la Russie, il s’agissait aussi de démontrer la portée des renseignements américains, ajoute Politico. Un équilibre difficile.

La Russie a-t-elle tenu compte de ces avertissements pendant quelques jours avant de baisser la garde ? Toujours est-il que le président russe s’est attaché, dans un discours devant les hauts responsables du FSB (services de renseignements intérieurs russes) le 19 mars, trois jours avant l’attaque, à décrédibiliser ces alarmes. Il a ainsi évoqué « des déclarations provocatrices par plusieurs entités occidentales sur la possibilité d’une attaque terroriste en Russie, dans l’intention d’intimider et de déstabiliser [la] société ».

« Pour ceux d’entre nous qui ont eu affaire aux services de sécurité russes, leur niveau de paranoïa, de xénophobie et de méfiance à l’égard de leurs homologues américains est toujours évident, à tel point qu’il peut leur être difficile de comprendre que les États-Unis agissent de bonne foi », expliquent les spécialistes en défense et terrorisme auteurs de l’article de Politico. Une défiance largement alimentée par le contexte de la guerre en Ukraine, dans laquelle les États-Unis soutiennent le camp opposé à celui de la Russie.

La planche de salut ukrainienne

Autre piste pour expliquer l’inertie de la Russie avant l’attentat : un manque de clarté des informations communiquées par les Américains. Suite à l’attaque, le chef du service de renseignement extérieur russe, a ainsi déclaré à des journalistes à Moscou que les informations communiquées par les États-Unis étaient « trop générales et ne nous permettaient pas d’identifier pleinement les auteurs de ce terrible crime », selon l’agence de presse gouvernementale Interfax.

Pour se dégager de l’inconfortable position qui est la sienne depuis l’attentat, Vladimir Poutine continue d’appuyer à fond sur le levier ukrainien.

Si le leader russe a concédé que les assaillants de Moscou étaient certainement liés à l’islam radical, il a surtout cherché à les relier à l’Ukraine, dans une pirouette déclaratoire qui peine à convaincre jusqu’à son cercle rapproché, relatait récemment Bloomberg. « Nous savons qui a commis cette atrocité contre la Russie et son peuple. Ce qui nous intéresse, c’est le commanditaire« , a-t-il indiqué quelque jours après l’attaque selon l’AFP. Il est important de répondre à la question de savoir pourquoi les terroristes, après leur crime, ont essayé de partir en Ukraine. Qui les attendait là-bas ? (…) On se demande à qui cela profite ? » Plutôt que de justifier les manquements de ses renseignements, le maître de Kremlin paraît vouloir rejeter la faute par delà ses frontières, sur ceux qu’il appelle volontiers les « néonazis » Ukrainiens.

Sources : Geo

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